Modibo Kéita 1964 : la rébellion, le socialisme
Le Président Modibo Kéita avec sa verve habituelle, a longuement développé et expliqué les aspects, tous les aspects de la politique malienne d’alors.
– le mouvement de rébellion au Nord Mali
– l’option socialiste du 22 septembre 1960
– les rapports avec la Mauritanie
– le problème Congolais
– les rapports avec la France Gaulliste.
«Je répondrai tout d’abord à la première question ayant trait a la situation du Mali au sujet de mouvement de rébellion dans l’extrême Nord de notre pays, ou plus singulièrement dans le cercle de Kidal.
«Vous savez que de tout temps cette région a été le théâtre d’opérations militaires des troupes françaises, en raison des difficultés que la France avait rencontrées — alors que la République du Mali était le Soudan Français – pour intégrer ses populations accrochées a leurs montagnes dans le cycle normal de la vie du territoire. Et les derniers événements entre ces rebelles et les troupes françaises datent de 1958. C’est vous dire donc que pendant les 78 ans de domination coloniale, cette région n’a jamais été totalement pacifiée.
« Donc, les territoires intérieurs ne pressentaient pas d’intérêt parce que, quelle que soit la qualité de leurs matières premières, celles-ci ne pouvaient supporter les prix de transport des lieux de leur extraction aux ports d’embarquement et de ces ports d’embarquement jusqu’à I’usine. Par conséquent, en République du Mali ou le commerce était un commerce de traite, c’est-à-dire qu’après les récoltes il s’agissait tout simplement d’acheter les produits, d’en exporter les quantités exportables, et de conserver les quantités prévues pour la consommation locale dons les magasins, jusqu’aux moments les plus difficiles pour les populations rurales, (moments appelés périodes de soudure) Ensuite ces quantités stockées étaient reversées dans la consommation à des prix doublant ou, quelquefois selon les difficultés des années, triplant les prix d’achat aux producteurs. Ces activités commerciales, si on peut les appeler ainsi, étaient tenues par des sociétés a majorité françaises qui, seules avaient vocation à l’importation et à I’exportation. Aussi, autour de ces grosses sociétés étrangères vivaient plus ou mains en parasites des petits commerçants, des traitants autochtones ou non français qui étaient donc les intermédiaires entre les grosses sociétés et les producteurs. II est évident que cette catégorie de traitants de second ordre vivaient davantage de I’exploitation de l’ignorance des paysans que des bénéfices qu’ils pouvaient retirer de leur rôle d’intermédiaires. Je viens donc de vous donner ce qu’était I’économie de la République du Mali. Vous vous rendez compte facilement qu’il n’y avait pas de capitalistes maliens, pas d’industries, pas de sociétés commerciales maliennes.
«Des 1945, à la création de notre Parti, nous avons eu a nous battre au premier plan contre les féodalités et certaines catégories de fonctionnaires qui étaient les agents directs de répression de l’administration coloniale; et en second plan contre cette même administration coloniale qui employait arbitrairement toutes sortes de moyens (truquage des élections, arrestations, déportations, révocations, emprisonnements des responsables et des militants du Parti, etc.
«Il nous fallait donc tirer des leçons de toutes ces expériences et c’est pour cela que nous avons opte pour l’édification socialiste de notre pays, parce que nous avons estime qu’ayant eu des devoirs égaux face a la lutte de domination, il était normal que les droits fussent de même égaux après la victoire, normal aussi que les catégories relativement privilégiées qui avaient plus profité, par le fait qu’elles ont pu fréquenter I’école ou qu’elles ont été plus ou mains associées aux activités commerce Tales puissent à leur tour renoncer à certains privilèges, pour diminuer dune part les charges de I’Etat et permettre d’autre part d’investir dons le secteur le plus défavorisé : le secteur rural.
«Au niveau des villages nous avons créé ce que nous appelons les Groupements Ruraux. Ces Groupements Ruraux, dans leur développement doivent être de véritables coopératives villageoises, de véritables communes villageoises ayant une vie autonome, c’est-à-dire possédant leur budget de fonctionnement et d’investissement, et possédant aussi leurs sources de revenus. Les Groupements Ruraux reposent sur les champs collectifs, parce que chez nous le problème de la reforme agraire ne se pose pas : ce qui se pose surtout, c’est le manque de bras pour cultiver les terres. II y a en effet plus de terres que de bras pour les cultiver. Nous ne nous sommes jamais battus entre nous pour avoir des terres cultivables. D’autre part nos paysans sont tous propriétaires de leurs terres qu’ils travaillent, propriétaires de la terre qu’ils cultivent aujourd’hui parce que si le paysan cultive une terre pendant deux, trois ou quatre ans et que cette terre s’appauvrit, il I’abandonne pour aller s’installer plus loin. La première parcelle devient jachère. Après quelques années d’exploitation, il va s’installer ailleurs. Pour nous, en plus du problème des bras, il y a comme vous le voyez, celui de la fixation du paysan.
«Nous avons pour cela créé des champs collectifs qui sont travailles en commun par les populations. L’attention, I’aide et (‘assistance du Parti et du Gouvernement sont portées dons les villages sur les champs collectifs en priorité, et cette assistance multiforme répond toujours aux normes d’étendue et d’entretien exigées par le Parti, alors qu’autrefois les paysans étaient aides soit individuellement, soit collectivement (rarement d’ailleurs d’une manière collective, c’était plutôt individuellement par I’ancien système). Les ressources des champs collectifs sont versées à la caisse du Groupement Rural.
« Aujourd’hui avec le système du Groupement Rural, les paysans sont invités à commercialiser directement eux¬-mêmes leurs produits avec les sociétés nationales maliennes chargées de cette commercialisation en l’occurrence la SOMIEX, et l’Office des Céréales. La ristourne qui était naguère consentie aux intermédiaires, est ainsi versée directement a La caisse du Groupement Rural. Cela constitue donc une deuxième source de revenus pour les paysans.
«Et justement pour favoriser les populations rurales handicapées par les distances des grands centres d’approvisionnement nous avons fixe des prix nationaux : c’est dire que les marchandises vendues dons les grandes villes subissent une partie des frais de transport c’est-à-dire supportent une partie des frais de transports des marchandises vendues aux populations rurales, pour que celles-ci puissent les acheter a un prix relativement normal, à la portée de leurs moyens au même prix d’ailleurs pratique dons les grands centres. Ces articles de première nécessité sont dons les grands magasins des Groupements Ruraux, et les bénéfices réalisés par leur vente sont versés également a La caisse des Groupements Ruraux.
«Selon le niveau politique et les ressources des populations dont certaines régions et sur recommandation du Parti, les populations de certains villages versent une cotisation qui constitue la quatrième source de revenus pour les Groupements Ruraux.
«Au fur et a mesure que les champs se développent et que se créent les fermes du Groupement Rural ainsi que d’autres activités plus ou moins rémunératrices, le Groupement Rural se développe donc parallèlement ses ressources s’accroissent. Notre action tend a ce que, petit a petit, ces «Groupements Ruraux prennent a leur charge une partie des dépenses des institutions sociales ainsi qu’une partie des dépenses d’urbanisme des villages. A cet égard, notre Parti a lance la politique des chantiers d’honneur, c’est-à-dire que les organismes du Parti : les comités au niveau du village ou de la fraction, les bureaux politiques d’arrondissement ou de section, mobilisent les populations vers des objectifs bien définis en dehors des champs collectifs qui constituent une institution permanente.
«Dans le secteur économique notre tâche a été facile au niveau du gros commerce par la création de la Société Malienne d’Importation et d’Exportation que nous appelons la SOMIEX. Elle a le monopole de toutes les exportations et celui d’importations des articles les plus essentiels, c’est-à¬-dire des articles qui sont de large consommation. En outre la SOMIEX importe, en concurrence avec les sociétés privées les autres articles. II est évident que cet organisme commercial a considérablement réduit l’intervention des secteurs commerciaux étrangers dons la vie économique du pays.
«Nous avons créé dons tous les secteurs économiques des sociétés maliennes qui n’ont pas de monopoles : Air-Mali, Régie des Transports Routiers, Société Nationale des Travaux Publics, la Pharmacie Populaire, a Librairie Populaire, etc. Mais nous avons cependant un problème, c’est l’existence de cette catégorie plus ou moins parasitaire qui s’est formée autour du gros commerce étranger, je veux parler des petits commerçants et des Dioulas. Ils sont nombreux et nous estimons que c’est une faiblesse de notre système. Cependant toutes les dispositions sont prises pour éliminer corriger cette faiblesse. C’est ainsi qu’au niveau des grands centres, puisque déjà les villages ont leurs Groupements Ruraux et leurs magasins de stockage, (donc la il n’y a pas de traitants, pas de petits commerçants qui interviennent), nous avons créé des coopératives de consommation que nos sociétés d’Etat approvisionnent en priorité. S’il reste encore des stocks de marchandises après cette première opération, ces sociétés d’Etat peuvent les livrer aux petits commerçants que nous avons organisé au niveau de chaque grand centre en « Société de Caution Mutuelle ».
«Donc à échéance, plus ou moins brève, les intermédiaires seront supprimés entre nos sociétés commerciales et les villages et les activités commerciales mercantiles réduites et éliminées grâce au développement des Coopératives de consommation.
«Alors nos camarades Maliens qui se livraient a ces activités commerciales mercantiles seront obligatoirement orientes vers d’autres secteurs de la production, au besoin vers le secteur de la production agricole. A cet égard, notre budget prévoit un fonds de reconversion pour les Maliens qui désirent se livrer a ces activités agricoles. Ils seront organises et groupes en coopératives villageoises lesquelles seront fédérées en coopératives villageoises qui seront aidées a leur tour par le Gouvernement jusqu’à ce que leur organisation puisse subvenir a leurs propres besoins.
«Il y a un secteur qui n’est pas très étendu, c’est celui de l’exploitation agricole de I’Etat. Nous n’avons qu’une exploitation agricole : l’Office du Niger, qui, malheureusement, est déficitaire, mais c’est un déficit qui nous honore, parce que quand nous prenions la gestion il plafonnait à I milliard et demi, alors qu’actuellement, depuis deux ans, avec les efforts de la direction ainsi que les mesures économiques que nous avons prises, I’exercice 1963 n’a accusé qu’un déficit de 120 millions. Cette année, la Direction pense même parvenir à une gestion équilibrée. C’est donc dire que nous nous acheminons vers une gestion bénéficiaire de cette grande entreprise qu’est (‘Office du Niger).
«Nous devons vous dire que malgré que nous n’ayons pas eu au départ un capitalisme malien à affronter, nous avons rencontré des difficultés, puisque vous vous souvenez qu’en 1962 il y a eu un mouvement de subversion qui est parti justement du milieu des petits commerçants et appuyé par certains éléments de I’ancienne option en politique. Mais très rapidement, ce mouvement de subversion a été éliminé.
« Je commencerai par ceux qui touchent aux relations entre la Mauritanie et le Mali.
«Dès son indépendance en 1960, et d’ailleurs avant la conférence qui a donne naissance a la Charte de Casablanca, la République du Mali avait reconnu la République de Mauritanie. Nos relations sont excellentes, puisque nous avons pu, grâce à la rencontre que j’ai eue à Kayes avec le Président en 1963, liquider le contentieux qui existait entre nos deux pays, contentieux dont nous avons eu à supporter hélas tous les aspects négatifs, puisque ce sont nos populations qui avaient été tuées, qu’on avoir razziées, des villages incendies, les troupeaux razzies, et ramenés en Mauritanie et un soldat et deux agents des forces de sécurité tués, etc.
«Nous pensons que nous avons donné là quand même une leçon parce qu’il est évident que si nous avions été un pays à réaction rapide, nous aurions tenu à réparer par les armes les attaques dont nos populations avaient souffert. Nous avons heureusement pu ramener très rapidement à la raison nos unités militaires stationnées dans le secteur intéressé et qui voulaient donner la réplique.
«Mais au cours de la réunion de Kayes, nous sommes arrivés a une délimitation sur carte de nos frontières. Nos chefs de circonscriptions sont à I’oeuvre pour matérialiser ces frontières. Les populations sont a reconnaître, et depuis sur le plan extérieur, nous n’avons pas eu un seul instant à nous plaindre des représentants de la République Islamique de Mauritanie. Donc en résumé, nos relations sont excellentes.
« Du côté malien, des produits agricoles et éventuellement de la viande. Telle est la teneur de l’accord algéro¬malien.
«Une autre question, c’est notre point de vue sur le Transsaharien.
«Je dois vous dire que s’il ne dépendait que de la République du Mali, le Transsaharien entrerait dons le domaine des réalisations, parce que vous savez, le Sahara était présenté autrefois comme une barrière d’où l’expression Afrique du Nord, Afrique Blanche et Afrique Noire ! Le Sahara était considéré comme infranchissable.
«Mais au contraire, maintenant le Sahara est devenu un élément de liaison. Pour nos deux pays, il I’a d’ailleurs toujours été. En effet jadis des échanges traditionnels s’effectuaient. Ils s’effectuent aujourd’hui avec un volume de plus en plus croissant entre le Mali et I’Algérie. Donc I’application de nos accords serait facilitée si le Transsaharien existait, et leur volume s’accroîtrait également si cette vole devenait une réalité. C’est pour vous dire combien la République du Mali souhaite que le Transsaharien puisse être réalisé dons le meilleur délai.
«Je dois vous dire que la République du Mali n’a jamais accepté de verser sa contribution au Fonds d’Intervention du Conseil de Sécurité de I’O.N.U. Par ailleurs jusqu’ici n’ont pas été définies les circonstances de la mort du Premier Ministre Patrice Lumumba, ni situées les responsabilités autour de son assassinat; cependant I’O. N. U. avait bien envoyé au Congo une mission qui avait pour objet essentiel de situer les responsabilités et les circonstances de I’assassinat du Premier Ministre Patrice Lumumba. Je pense également qu’il est bon de rappeler les circonstances qui ont facilite au Congo I’assassinat du Premier Ministre Lumumba. II a été démissionné par un Chef d’Etat, d’où violation de la Constitution malgré qu’il était fort de I’appui du Parlement Congolais. Cela a pu passer inaperçu. II s’était ensuite placé sous la protection de I’O. N. U. «Et vous qui suivez de très près la vie internationale, je voudrais vous poser une question dont je ne vous demande pas aujourd’hui la réponse, mais a laquelle je vous demande de réfléchir : » Qui a mis fin a cette protection de l’O. N. U. dont bénéficiait Patrice Lumumba ? et comment a-t-on mis fin à cette protection ? » Un autre point sur lequel je voudrais vous demander de faire la lumière : » Par qui Lumumba et ses amis ont-ils été arrêtés ? » A cet égard je vous signale un film qui, je crois, a été réalisé par les Soviétiques, film dons lequel on voit Lumumba et ses amis les mains liées au dos, jetés comme des paquets dans un véhicule avant d’être embarques à bord d’un avion qui devait tous les conduire au Katanga. Et dans le film on voit des gardes frapper à coups de crosse et de pieds Lumumba et ses amis, et même arrachent la barbe à Patrice Lumumba. Ces événements se produisaient à Léopoldville !
«Nous sommes persuadés que ce qui sera mortel pour I’Afrique, donc pour nous tous, ce sera le développement de l’intervention étrangère. Or, nous savons qu’aucun peuple ne peut accepter d’être humilié, de se sentir chaque fois sous la domination d’une puissance étrangère, d’un autre peuple. C’est le cas actuel du Congo. Personnellement je dois vous dire que je suis très inquiet de cette situation, non seulement pour le Congo lui même mais aussi pour les Etats voisins et plus tard pour nous tous. A cet égard, avec mon ami Ben Bella, nous avons procédé à des échanges de points de vue et nous avons estimé que I’O.U.A. devra se saisir du problème congolais. Ce ne sera pas une ingérence dans les affaires intérieures du Congo, parce que le problème congolais n’est plus le problème congolais. S’il était seulement le problème congolais, il n’y aurait pas d’étrangers, II n’y aurait pas eu d’intervention étrangère. Donc si des étrangers au continent africain peuvent intervenir au Congo, nous estimons nous aussi qu’en tant qu’Africains, nous avons plus de droit que ces étrangers pour intervenir dans le problème congolais. Aussi, avons nous estimé que l’O.U.A. devra se saisir de la question pour le Congo lui-même, pour la sécurité des Etats voisins, pour notre propre sécurité et pour la dignité africaine.
Texte initialement publié par Amadou Seydou Traore dit Amadou Djicoroni
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